Depuis quelques temps maintenant, Valérie Boulanger Raichman et Olivier Sauvy nous suivent lors de nos laboratoires sur le processus créatif que nous menons à La Paillette pour la deuxième année. En observateurs actifs, ils nous proposent tous les deux une forme de re-narration de leur traversé subjective lors du labo. Olivier le fait d’avantage en “live”, à la volée, en fin de labo et Valérie nous propose un regard chaleureux “à froid” un peu plus tard. C’est ce parcours subjectif que nous vous proposons de suivre ici.
Vide sanitaire
C’est parti…
Mon cahier est ligné, les participants sont rangés de chaque côté de la table.
Observatrice, je me suis posée à une extrémité. Me voilà disposée à trouver ce qui ne se voit pas, ce qui se conçoit inconsciemment, mais qui serait sensé être mis à nu : le processus de création.
Sociologue défroquée mais repentie, artiste en gestation, me voici embringuée dans une (en)quête vertigineuse, un courant puissant…
Je décide ce jour-là de reprendre une posture scientifique. Mais comme on disait à la Sorbonne dans les années 80, la sociologie n’est pas une science dure, les sciences humaines sont des sciences molles ! Je poserai donc pour cette séance une première hypothèse molle… indolente, nonchalante, capricieuse : le Processus de création n’existe pas et la mise en abyme d’une observation interne et externe de celui-ci nous mène au vide. Un trou aurait même dit une observatrice psychanalyste à l’issue d’une séance précédente.
Chercher un « Enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain schéma et aboutissant à quelque chose » pour une création artistique pourrait en fin de compte n’être qu’un leurre, un appât, une amorce, un miroir aux alouettes. Mettre face à face deux miroirs et … La mise en abîme produit un tourbillon qui va jusqu’à prendre des proportions mythiques d’entonnoirs : un maelström. Pas certaine d’arriver à m’en sortir.
Certes il y a bien un protocole d’observation et une « commande de création » apportés par Marie au départ. Elle explique et les participants acquiescent sans bien être certains d’avoir tout compris. Cela se voit dans leurs regards où plutôt dans leurs yeux qui se perdent dans le vague.
En binôme, un « qui observe l’autre physiquement » pendant qu’il élabore une création artistique, une performance sur le thème APPARITION/DISPARITION.
Je choppe encore à la volée quelques bribes, des éléments épars de ces consignes, des questions et/ou des commentaires qui s’ensuivent :
« Verbaliser ce que je suis en train de faire, Communiquer, polluer »
« La personne qui a observé va faire une performance sur ce qu’elle a observé.”
« Comment tu es quand tu es à l’œuvre ? »
« C’est hyperviolent de créer un truc de ¾ heures. »
Bref, ce que je comprends c’est qu’une démonstration scientifique, quelle qu’elle soit, est définitivement cause perdue. Ici, tout est biaisé et pour atteindre mon objectif d’observation : il y a d’énormes trous dans la raquette !
Je poursuis néanmoins, je m’entête … je cherche mais en observant par défaut. Pour trouver ce qui ne se réalise pas ou bien après, je me dis que la meilleure façon est sans doute de s’oublier dans les courants d’air. Mais je résiste et j’essaie encore d’observer. C’est une course difficile.
Je reprends mon souffle pour traquer l’inspiration mise en œuvre dans ce labo…
On en est au tirage au sort pour les binômes.
Christophe va-t-il participer ou observer ?
Il participera avec Arthur « ce ne sera pas le même cahier » dit-il
Et c’est lui qui va commencer : « Si tu préfères faire pour ne pas faire….
Moi les idées elles me viennent avec la parole. » Et ils s’en vont…
Patrice est venu avec son matériel, son zoom avec son micro, son enceinte, les photos qu’il prend….
Edwin parle des papillons, des éphémères, d’un film japonais sur la cérémonie du thé « Dans un jardin qu’on dirait éternel »
Patrice veut poser une question tout en disant qu’il transgresse la règle : Edwin ne joue pas le jeu… il n’a pas l’urgence, il sait que la création ne prendra pas de forme.
Edwin mange et déclare : « C’est pour se raccrocher au réel… je m’en fous partout. Ton machin me stresse là… ».
« J’aurais voulu entendre le son dans ta bouche…la disparition de la dernière chouquette. » répond Patrice.
Et moi je sors de mon observation spectrale et je me dis que j’aurais dû me décider plus tôt et la manger cette dernière chouquette que je convoitais…
Je cherche Arthur et Christophe. Je ne sais pas où ils sont. Je ne sais pas comment les observer. Je veux leur envoyer un message codé
Trait TROU trait TROU trait TROU trait TROU point TROU
En morse.
Comment on fait un SOS en morse ? Ce signal est constitué de trois points, trois traits et trois points • • • — — — • • • et doit être envoyé comme s’il formait une lettre unique, c’est-à-dire en n’utilisant pas d’intervalle interlettre. Il a été choisi car facilement transmissible et reconnaissable même par un amateur et en présence d’interférences.
Le morse, l’amorce, l’amorce sûre … le début d’un processus. ?
La Morsure… Et boum me voilà déstabilisée dans ma recherche par mes croyances. La Meta c’est l’hypothèse inverse de celle que je viens de poser. Il y aurait un processus, lequel serait à dévoiler.
Je m’étourdirais presque moi-même de mon audace d’y renoncer. Et je vais me mettre à chercher en quoi la création artistique n’est pas un processus mais plutôt une impulsion qui puise son inspiration dans ce que l’on ne peut appréhender jusqu’au bout : le surgissement, le hasard, l’accident de parcours qui n’est par définition justement pas prévu dans un/le processus.
« T’aurais pas vu Marie ? »
Arthur et Christophe viennent de passer en coup de vent ?
« Je fais confiance au fait que cela monte » a juste dit Christophe et ils se sont engouffrés dans l’escalier…
Nous sommes restés là avec Olivier. Nous deux les vieux observateurs… ceux qui sont les plus proches du trou…
Et je suis celle assise, dans la cuisine, la plus proche de la porte du fond.
La porte du vide sanitaire.
« Qu’est-ce qu’un vide sanitaire » ?
Un vide sanitaire1, également appelé en France métropolitaine espace visitable en zone termitée ou vide ventilé en Belgique, est un espace accessible ou non, situé entre le sol et le premier plancher du bâtiment. De quelques dizaines de centimètres de hauteur jusqu’à moins de 1,80 mètre, pour ne pas être considéré comme une surface aménageable, il fait office d’espace tampon entre le sol et le premier plancher du bâtiment. Il est dit « non accessible normalement »[réf. nécessaire].
La présence d’un vide sanitaire dans une construction affranchit cet ouvrage de tout désordre lié à l’humidité latente du sol, à la présence de nappe phréatique, à l’inondabilité, à d’éventuels mouvements du sol ainsi qu’à la présence de radon. Il permet également de déceler la présence de termites.
Le poumon vous dis-je !!!
L’inspiration, le trou d’air, cela se vérifie donc. Cela a une forme, une utilité. C’est bien ce qu’il me faut continuer de traquer et pour cela en observer les empreintes, ces fines traces invisibles à l’œil (mise à) nu, des stigmates sensibles et fugaces laissées par le filtrage de la raison et aussi celui de la déraison. Elles se trouveraient dans un espace tampon entre l’avant et l’après. Un espace de folie non accessible normalement.
Je filtre donc les informations que je prends, que je donne.
Etc., etc., etc…
Venons-en maintenant directement aux performances des observations de nos laborantins…, dans la salle de La Paillette dédiée à la création, face à mon postulat de considérer la substantifique moelle du processus de création comme du vide, un trou, du brassage d’air :
C’est Bérangère qui passe en premier.
« André s’est changé. C’est sa façon de traverser la page blanche… »
Bérangère doit faire vite en poncho de pluie.
« Je n’ai pas dansé sous la pluie putain ! » déclare-t-elle en sortant de sa performance.
Voilà il y a bien un trou, un accroc dans ce qu’elle voudrait être la représentation du processus de création d’André.
Puis c’est au tour de Patrice.
« Je ne sais pas comment me placer devant vs/ derrière un sujet. Je ne sais pas comment me positionner. Je me sens obstrué par moi-même. »
Et il raconte comment Edwin s’arrête au concept car il n’a pas les moyens, comment ils ont parcouru, visité toute la Paillette … le vide sanitaire, lui aussi l’évoque.
Je retrouve donc là une clef d’entrée de mon hypothèse. Patrice a observé en creux et il ne montre qu’un reflet, voire l’ombre de la « non-création » d’Edwin. Ce qui lui reste d’impalpable…
Ensuite, c’est Cécile qui va nous montrer ce qu’elle a observé d’Alexis.
J’entends quelques mots : « revenir au sublime » et aussitôt je pense subliminal et j’observe cette « perception qui ne dépasse pas la conscience ».
La mise en scène de la performance tourne autour du noir qui devrait être fait, du noir qui est créé puis disparu, de ce qui s’impose : l’influence du père d’Alexis, l’exploit (ici, celui physique n’est jamais atteint vraiment, je l’attend en vain) et Michel le technicien représenté qui manque …
Et puis elle finit haletante, fatiguée en disant « Apertis oculi nihil nilibat » (les yeux ouverts, il ne pouvait rien voir ?).
Coïncidence ????
Pour terminer cette première séquence de performances voilà Arthur représentant Christophe.
Arthur est là dans son imperméable, près de l’ampli, dans le noir avec son téléphone rouge qui s’allume.
C’est la voix de Christophe qu’on entendra surtout. Arthur s’octroie le droit au silence et c’est ce silence qui en dit long.
Le non-dit, ce qui n’est pas là : nous y revoilà. Les preuves s’accumulent.
« J’ai oublié d’éteindre mon rice-cooker » c’est la phrase de Christophe que l’on retient et dont on discute ensuite pendant la pause.
Mais Marie ne lâche rien et apporte une nouvelle consigne pour le début d’après-midi :
Dresser « la liste des 10 choses que vous faites quand vous créez. Une introspection, cette fois. Vos incontournables quoi ? »
Voilà, il va falloir retourner vers le tangible, le concret.
Et avant le repas, il y a la queue pour aller aux toilettes et s’en suit une discussion sur le besoin de se vider avant un spectacle ou au contraire de se retenir pour alimenter une tension et une envie pressante.
Une autre forme de vide sanitaire qui a fait une apparition subrepticement.
Et puis, au retour, chacun va y aller de sa manière de faire, de ses rituels, de ses habitudes. Il s’agit bien là de procédés de fabrication d’une performance mais de processus ordonné point n’entend. Chacun s’agite, fouille, mélange, touille à sa façon pour convoquer l’inspiration et l’idée qu’il retiendra et qu’il mettra en œuvre…
D’ailleurs la conclusion de Marie est :« C’est cool, il n’y a pas d’universel. »
CQFD ! « Ce qu’il fallait démontrer » !
« Enfin, il y a un universel mais quand même » s’accroche Marie… (à suivre donc !)
NON SUITe…
A partir de là, je lâche toute velléité de notes en continue, un tant soit peu exhaustives. Je passe en mode discret. Je ne prends plus que des notes sensibles, des notes d’émotions.
Pour cette séance il est clair que maintenant je suis définitivement sortie de l’observation scientifique.
Je décide d’avancer et de fermer les yeux pour tout le reste du labo.
Me reste quelques semaines plus-tard des particules sommaires :
« Un gros gâteau chrysalide »
« Je ne supporte pas la pollution sonore… »
Un Hamlet au crâne de chat
« Je ne veux plus faire d’exploits papa ! »
« TOUT DOIT DISPARAITRE »
« En rouge et noir, je vivrais ma peur, j’irais plus loin que ces montagnes de douleurs… »
« L’urgence imposée par Marie »
Le trou, la sortie
L’insomnie
“Le tee-shirt mammouth”, l’animal disparu
“Les monstres, les cabinets de curiosités, les siamois… »
« people of strange »
La fuite, le plafond
Artiste /Autiste
Une voix grave masculine qui déclare : « Ma féminité qui jaillit comme un feu d’artifice. Elle vient de mon amour pour la curiosité »
Une voix plus féminine qui susurre : « Je vis en méta depuis mon adolescence. J’aime le pas compris coté fiction. »
Un ralenti
« Je vous déteste tous »
« j’ai pas de fin, j’ai pas de faim ? »
Les mots détestés
Chiader, association, obnubilé, marâtre, ratiboisé, déclaration, épinard, carnation
Et chacun a trouvé un quelqu’un qu’il mangerait si obligés…
Le mien de mot détesté que j’ai gardé pour moi c’est Princesse
Et si je devais manger quelqu’un…
Je me mangerais moi-même…
Pour disparaître
… Dans le trou de la création
Valérie Boulanger-Raichman